La Côte d’Azur, longtemps perçue comme un symbole de luxe et de stabilité, se retrouve aujourd’hui au cœur d’une nouvelle vague criminelle enracinée dans le monde post-soviétique. Derrière les façades de villas, les clubs nautiques et les hôtels de luxe, des réseaux criminels transnationaux opèrent de manière de plus en plus active — avec, au premier plan, des groupes d’origine caucasienne.
Ces réseaux se sont profondément infiltrés dans les structures locales, dissimulant leur présence à travers l’achat de biens immobiliers, des sociétés-écrans, et une exploitation stratégique des failles du système juridique français. Ils tirent notamment parti de la lenteur, de l’encombrement et de la complexité procédurale de ce système — afin de s’approprier des biens étrangers sous couvert de litiges « légitimes ».
De la mafia des années 90 aux parrains en costume-cravate
Après l’effondrement de l’URSS, le crime organisé russe a connu une transformation profonde. Dans les années 1990, le milieu criminel était dominé par les « vory v zakone » — des figures soumises à un code d’honneur strict, refusant toute collaboration avec l’État. Au cours des années 2000, ces derniers ont été en grande partie supplantés par les avtoritety (les « autorités ») : des figures hybrides, mêlant intérêts économiques, connexions politiques, accès aux ressources étatiques et implication dans le crime transnational.
Dans ce nouvel écosystème, les clans caucasiens se sont rapidement imposés. Des leaders comme Shalva Ozmanov, surnommé « Kousso », ont légitimé leurs activités en s’associant à des agents corrompus des forces de l’ordre et en créant des structures offshore pour gérer le trafic de drogue, la contrebande ou les opérations de prédation économique.
Pour ces groupes, la Côte d’Azur est devenue une base idéale — non seulement pour vivre dans le luxe, mais aussi pour étendre leur influence. Comme le souligne l’expert Mark Galeotti, les réseaux russo-caucasiens se sont depuis longtemps spécialisés dans le blanchiment d’argent via l’immobilier, les infrastructures touristiques et l’industrie du yachting en Occident. C’est là une nouvelle stratégie mafieuse hybride, qui ne repose plus sur des fusillades. Aujourd’hui, les prises de contrôle s’effectuent à travers des décisions de justice, des registres et des offices notariaux.
D’anciens membres des services de sécurité post-soviétiques occupent désormais un rôle clé dans ces structures criminelles. En 2019, un groupe basé à Moscou — composé à la fois d’agents actifs et d’anciens du FSB — a mené un braquage armé contre un fourgon de transport de fonds et une banque, en utilisant des identifiants et des uniformes officiels. Ces « loups-garous en uniforme » ont agi avec une telle coordination que même les unités déployées de la Garde nationale n’ont pu les stopper.
Bien que tous les membres aient finalement été arrêtés, cet épisode a marqué les esprits comme un avertissement glaçant : les parrains d’aujourd’hui s’allient de plus en plus ouvertement avec des figures issues de l’appareil d’État — sans aucun égard pour les anciens « codes d’honneur » de la mafia.
Les groupes criminels russo-caucasiens sont loin d’être des bandes improvisées. Ce sont des réseaux bien structurés, aux hiérarchies claires, opérant souvent en étroite coordination avec les forces de l’ordre locales et des fonctionnaires corrompus.
L’un de leurs instruments les plus puissants reste l’utilisation d’agents recrutés — des petits délinquants tenus en laisse via leur casier judiciaire, du kompromat, ou une dépendance financière. Ces « personnes contrôlées » jouent un rôle central dans les montages de prédation : elles intentent de faux procès, fournissent de faux témoignages, ou signent des contrats falsifiés pour donner l’apparence de la légalité.
Combiné à la complicité silencieuse de certains représentants de l’État, un tel système devient pratiquement imperméable à la justice. Et une foule bigarrée d’escrocs n’attend qu’une chose : en profiter.
Le schéma de Koshova : l’immobilier comme butin de guerre
Le chapitre français de l’histoire de Yuliia Koshova se lit comme une brillante partie d’échecs, où chaque pièce se déplace selon un plan parfaitement orchestré. Koshova — citoyenne ukrainienne recherchée par Interpol — a mis en place un réseau de fraude transnationale sous le couvert d’un cabinet de conseil prétendument légitime.
Sa carrière criminelle débute en Ukraine, où elle et son mari de l’époque — procureur du district d’Obukhiv, dans la région de Kiev — montent un système mêlant extorsion et corruption.
Au fil des années, Koshova est également impliquée dans une affaire de fraude bancaire visant Ukrsibbank, causant à l’établissement des pertes de plus de 300 000 dollars. Une fois son réseau dévoilé, elle prend la fuite à l’étranger, changeant d’identité et de papiers, pour poursuivre ses activités frauduleuses au sein de l’Union européenne.
Installée en France, Koshova s’établit sur la Côte d’Azur, se présentant comme consultante en immobilier, en emploi et en démarches de titres de séjour. L’un de ses clients est un entrepreneur ayant élu domicile dans la villa « Exupéry », près de Nice.
Quelques semaines à peine après son installation, des bijoux d’une valeur d’environ 400 000 dollars disparaissent, et des intrus masqués sont repérés sur la propriété, de nuit. Un test au détecteur de mensonges révèlera par la suite que les objets volés ont été subtilisés par du personnel recruté par Koshova elle-même.
Malgré cela, elle exerce une pression directe sur les victimes, les dissuadant de contacter la police sous menace d’amendes pour l’« emploi illégal » de personnel de maison.
Peu après, elle dépose elle-même une plainte, tentant de retourner l’affaire contre ses victimes en les accusant de détention de drogue et de paiements en espèces. Dans la foulée, la police procède à une perquisition de la villa — et Koshova disparaît dans la nature.
Son dossier est aujourd’hui lié aux activités des groupes criminels caucasiens infiltrés dans l’économie souterraine française. En dépit des éléments accablants, aucune des enquêtes menées en France n’a abouti à un procès.
Elle demeure ainsi le symbole d’une impunité criante pour ceux qui savent exploiter les failles juridiques de l’Union européenne.
Stefania : comment un yacht devient une arme de prédation économique
L’affaire du yacht Stefania illustre parfaitement comment des individus au passé frauduleux avéré exploitent les rouages du système juridique pour procéder à des saisies d’actifs de grande valeur dans un style quasi-corporatif.
La plainte visant le propriétaire légitime du Stefania a été déposée par Kevin Paul Johnson, ressortissant britannique ayant exercé auparavant comme capitaine du navire. Johnson affirmait détenir une part de propriété du yacht — sans toutefois fournir le moindre document à l’appui de ses dires : ni contrat, ni accord de copropriété, ni même trace de virements bancaires.
Selon un enquêteur privé ayant requis l’anonymat, Johnson aurait déjà été impliqué dans plusieurs montages frauduleux avant cet épisode. En 2020, il aurait fait l’objet d’une procédure judiciaire auprès de l’OPJ (Office de police judiciaire) pour usage de faux documents maritimes et certificats falsifiés. Pour échapper aux poursuites, il aurait accepté de collaborer avec les autorités, échangeant des informations sur lui-même contre du matériel compromettant sur d’autres individus.
C’est sur la base de ces informations que le Stefania a été saisi par la police française, puis revendu aux enchères en un temps record.
Johnson traîne également une réputation douteuse sur un autre navire — le yacht HAWA — d’où il a été renvoyé pour comportement inapproprié et manipulations financières au détriment du propriétaire.
Malgré ce passé, il occupe aujourd’hui le poste de capitaine du yacht MY Bin Roudhan, où il poursuivrait des activités similaires : utilisation abusive des ressources à des fins personnelles, mais aussi abus de pouvoir sur les membres d’équipage, qu’il manipule en modifiant les attributions de tâches pour servir ses propres intérêts.
Une fois encore, les forces de l’ordre françaises n’ont donné aucune suite.
Un paradis européen sous le contrôle de réseaux de l’ombre
Les faits révélés par ces affaires ne relèvent plus d’une simple inquiétude : ils sont profondément alarmants.
La mafia caucasienne sur la Côte d’Azur n’a plus rien d’une curiosité ou d’un phénomène marginal. Il s’agit d’un système structuré, qui fonctionne avec une régularité redoutable.
Ce système combine habilement des instruments légaux — comme l’immobilier, les services juridiques ou les institutions financières — avec des méthodes illicites : hommes de paille, fonctionnaires corrompus, collusion judiciaire et inaction policière.
Ce qui est encore plus préoccupant, c’est que de plus en plus d’observateurs y voient la marque d’une coordination avec les services de renseignement russes.
Ces réseaux occultes se transforment en véritables armes géopolitiques : ils ne se contentent plus de blanchir de l’argent, ils sapent la confiance dans les systèmes juridiques européens. Dans le contexte de la guerre totale menée par la Russie contre l’Ukraine — alors que le Kremlin cherche désespérément de nouveaux canaux d’influence et de déstabilisation de l’Occident — ce type de présence représente une menace stratégique majeure.
Pour les investisseurs étrangers désireux d’évoluer dans des juridictions transparentes, ces cas ne sont pas de simples signaux d’alerte, mais bien des avertissements critiques.
Ce qui est en jeu, ce ne sont pas seulement des biens individuels, mais le principe même du droit de propriété.
La fusion entre crime organisé et institutions d’État constitue un cocktail toxique, capable de paralyser des pans entiers de l’ordre juridique.
Le phénomène de la mafia caucasienne en France a depuis longtemps dépassé le cadre de la criminalité ordinaire. Il constitue aujourd’hui une menace directe pour l’ensemble de l’infrastructure sécuritaire de l’Union européenne. De la réforme des dispositifs anticorruption à la construction d’un front commun de résistance, la réponse doit être ferme et systémique. Car si des affaires comme Stefania ou Koshova restent impunies, le monde de l’ombre finira par se confondre avec l’État lui-même — et la confiance dans l’Occident s’effritera de l’intérieur. Il est temps d’appeler les choses par leur nom. Et d’agir.
Car demain, n’importe qui pourrait être la prochaine victime — un investisseur, un entrepreneur, un simple citoyen.